Philosophie du jeu vidéo

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Ce que j'ai appris enfant en jouant à Warcraft II

Lorsque j'étais enfant, je jouais à Warcraft II sur PC. Pour ceux qui ne connaissent pas ce titre, il s'agit d'un jeu vidéo de stratégie en temps réel (tout comme Age of Empires par exemple): il est nécessaire de récolter des ressources, construire des bâtiments et créer des unités militaires afin de terrasser son adversaire.

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Interface de Warcraft II.

J'ai deux anecdotes à raconter à propos de ce jeu, deux prises de conscience que j'ai eues étant enfant.


La première c'est qu'à l'époque, plutôt que d'optimiser ma façon de guerroyer contre l'adversaire contrôlé par l'ordinateur, je m'amusais à créer de jolies villes bien organisées. Je me suis alors rendu compte de quelque chose: c'était uniquement après avoir déjà construit ma ville, c'est-à-dire en fin de partie, que je comprenais quelle était en fait la manière idéale dont j'aurais souhaité la bâtir. Parce que j'avais alors connaissance du contenu de la carte, de mon adversaire, des bâtiments et unités qui étaient disponibles, mais aussi tout simplement parce que de nouvelles unités et bâtiments étaient disponibles au fur et à mesure du jeu. Je venais à mon insu de trébucher sur l'idée philosophique suivante:

Il est d'abord nécessaire de parcourir un chemin de manière sous-optimale afin de pouvoir comprendre a posteriori quel était le chemin optimal.

— Voilà qui est fâcheux ! C’est toujours la vielle histoire ! Lorsque l’on a fini de se bâtir sa maison, on s’aperçoit soudain qu’en la bâtissant on a appris quelque chose qu’on aurait dû savoir avant de… commencer. L’éternel et douloureux « trop tard ! » — La mélancolie de tout achèvement ! — Nietzsche, Par delà le bien et le mal (1913)

Durant mes études des années plus tard, j'allais retrouver ce principe en mathématiques et en intelligence artificielle: pour parvenir à comprendre comment résoudre un problème complexe, il peut être très éclairant de d'abord tenter de résoudre un problème moins complexe, ou encore de trouver une ou plusieurs solutions sous-optimales.

Mais j'allais également retrouver à ma grande surprise cette pensée chez Descartes :

{...} il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle. Il est vrai que nous ne voyons point qu'on jette par terre toutes les maisons d'une ville pour le seul dessein de les refaire d'autre façon et d'en rendre les rues plus belles {...} René Descartes, Discours de la méthode (1637)

Il y a ici comme un constat d'imperfection inhérent à l'apprentissage humain: tout au long de notre vie, en particulier pour les domaines dans lesquels nous sommes peu expérimentés, il nous est nécessaire d'entreprendre alors même que nous avons rarement la compréhension et l'expérience qui nous permettraient d'éviter les erreurs. L'action agit donc comme un révélateur qui nous permet de comprendre, une fois l'action passée quelles ont été nos « erreurs ».

Ce mécanisme d'apprentissage fonctionne très bien pour les actions qui peuvent être répétées, car alors notre expérience nous permet d'éviter de réitérer les mêmes erreurs dans le futur. Par exemple, si j'apprends à cuisiner un plat, je peux préparer ce plat plusieurs fois et le perfectionner. En revanche il y a dans la vie toutes sortes de décisions et projets ponctuels qu'il est difficile de reproduire. Pour ces cas-là, cette formule d'apprentissage prend une tournure paradoxale: il faut agir pour comprendre comment nous aurions dû agir, mais le processus complétant notre action, ce savoir ne peut plus être appliqué et devient donc relativement obsolète.

6.54 – Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l'échelle après y être monté.) Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus (1921)

Il conviendrait idéalement de pouvoir remonter le temps et recommencer ce que nous avions fait sur base de ce que nous avons appris. Ou bien comme dans l'exemple de Descartes, de défaire ce qui a déjà été fait pour rebâtir sur des nouvelles bases. Les lois de la physique et la nature humaine étant ce qu'elles sont, cela n'est généralement pas possible, ou pas pratique. C'est pourquoi chez certains écrivains, cette imperfection apparaît comme une fatalité, comme par exemple dans le poème Il n'y a pas d'amour heureux de Louis d'Aragon: Le temps d'apprendre à vivre / Il est déjà trop tard. En développement personnel et en entreprenariat au contraire, il s'agit plutôt d'un aspect qui est considéré positivement, avec un slogan rabâché et remâché : Il est impératif de faire des erreurs pour progresser !.

Prendre conscience de cette impossibilité de remonter le temps pour corriger le passé, force à tolérer et à accepter l'imperfection dans la vie de tous les jours. En effet, l'écueil du perfectionnisme est la paralysie ou l'insatisfaction dès lors qu'une imperfection se présente. En poussant le raisonnement, on comprend que se joue ici le théâtre de la vie et de la mort : la vie est imparfaite mais est-ce que j'accepte quand même de vivre ? Ma vie est imparfaite mais est-ce que j'accepte quand même de la vivre ?

Et l'on peut appliquer ce prisme général à tous les aspects particuliers de nos vies, par exemple celui des relations : les autres sont imparfaits mais est-ce que j'accepte quand même d'entrer en relation avec eux malgré leurs défauts ? En effet, si je rejette l'imperfection des choses, des personnes, des situations, que je refuse de vivre ou d'agir, je me coupe certes de leurs défauts, mais la contrepartie c'est que je me coupe également de ce que la vie peut m'apporter de positif.

Pour terminer je souhaiterais examiner ce constat d'imperfection à la lumière de la thermodynamique et la loi de l'entropie. L'entropie est une mesure du « désordre » de l'univers. Pour donner un exemple très concret, une chambre qui est en désordre a une plus grande entropie qu'une chambre bien rangée. Or, voici le paradoxe de l'entropie : si ma chambre est en désordre, je dois fournir de l'énergie pour pouvoir la ranger, c'est-à-dire diminuer son entropie. Or, si ma chambre est bien rangée, l'énergie que j'ai fournie pour la ranger n'est pas égale à l'ordre que j'ai créé : il y a des pertes d'énergie lors de ce processus car le rendement est imparfait. Cela fait qu'une partie de mon énergie n'a pas été convertie en « ordre » mais a été dispersée dans l'environnement. Ce que nous dit la thermodynamique, c'est donc que bien qu'il soit possible de créer localement de l'ordre, globalement, c'est-à-dire à l'échelle de l'univers, le désordre augmente sans cesse. Il y a donc une certaine vanité (au sens de « caractère de ce qui est vain ») inhérente à toute action.

Et cela m'amène à une grande question que je me pose souvent : est-ce que la vie, tout ce fourmillement, toutes ces tragédies et ces comédies, toutes ces souffrances et ces joies, tous ces efforts malgré le fait que la mort nous pende au nez, tout cela vaut-il finalement mieux que le néant ? Et quel est le sens de tout cela ?


La deuxième révélation que j'ai eue en jouant à ce jeu est la suivante. Un jour que j'explorais les différentes options du jeu, je découvris l'existence d'un éditeur de carte. Celui-ci permettait de créer ses propres cartes de jeu et d'y placer à souhaits terrains, bâtiments et unités. J'étais donc libre de pouvoir arranger une partie exactement comme je le souhaitais.

Pourtant, je me rendis compte que cette liberté avait quelque chose d'ennuyant : ce n'était si pas palpipant que cela de pouvoir multiplier des troupes et des édifices à loisir et de jouer à travers ces scénarios que j'avais conçu. Il était bien plus passionnant d'évoluer dans une mission avec une histoire, des contraintes et de l'imprévisibilité.

Cette contradiction apparente entre liberté, contrainte et plaisir de jeu avait quelque chose de particulièrement déroutant. Plus tard, j'ai retrouvé ce même paradoxe au sein d'autres activités : il est souvent plus simple d'écrire un texte, de peindre une œuvre ou de composer une pièce musicale lorsque le cadre, le sujet et les outils sont clairement établis ou limités, plutôt que lorsque l'on a totale carte blanche. Comme si la contrainte favorisait la créativité car la surabondance de possibilités tuait l'action.

En littérature, un exemple d'une telle vision artistique est l'Oulipo, dont les membres explorent activement des carcans très formels d'écriture et les manières d'écrire qui en découlent. La production la plus célèbre de ce mouvement et sans aucun doute le roman La Disparation de Georges Perec qui est un véritable tour de force littéraire.

Le sentiment de liberté, ou un certain plaisir d'action, ne résulterait ainsi pas d'un nombre illimité de possibilités offertes mais plutôt de la maîtrise des contraintes. C'est flagrant dans les jeux en général (jeux de société, jeux vidéos, jeux de réflexions, etc.) mais aussi dans les sports. Et il y a également un aspect esthétique associé à habileté à jongler avec les règles d'un système, à en tester les limites jusqu'à pouvoir les contourner, ce qui en nécessite généralement une profonde connaissance. Je pense par exemple au droit où la créativité s'exprime par un usage original des lois. Ou encore à la programmation, où les limites d'un langage peuvent être contournées par des constructions syntaxiques inédites, tout comme en mathématiques d'ailleurs.

La liberté consiste à faire tout ce que permet la longueur de la chaîne. François Cavanna, 4 rue Choron (1965)

Dans la vie, nous avons souvent l'illusion qu'une liberté totale nous rendrait plus heureux. Et il est vrai que trop d'entraves tue la vie, empêche l'épanouissement et étouffe l'inspiration. Cette conception provient malheureusement d'une triste réalité historique : il y a eu énormément d'abus dans le passé à ce niveau, et il y a en a d'ailleurs toujours aujourd'hui. L'être humain a une fâcheuse tendance à opprimer ses semblables.

Mais cet écueil ne doit pas nous faire oublier que l'absence totale de règles est tout aussi délétère : elle peut entraîner perte de sens et un sentiment de vacuité, voire le chaos. Il y a donc un subtil équilibre à trouver entre les deux.

La manière dont on perçoit le droit en est un bon exemple, et un sujet classique en philosophie. Une conception commune des lois est que celles-ci diminuent les droits des individus. Mais les règles juridiques, en protégeant l'individu des tors que peuvent lui causer autrui, sont également garantes de sa liberté d'agir. S'il n'existait pas de normes, nous vivrions probablement dans une société dangereuse et incertaine. Si tout le monde est libre de tuer ou piller, il y a de nombreuses libertés qui me deviennent du même coup interdites à cause de l'absence de sécurité qui en découle.

If I am prevented by others from doing what I could otherwise do, I am to that degree unfree; and if this area is contracted by other men beyond a certain minimum, I can be described as being coerced, or, it may be, enslaved. [...] They supposed that [the area of non-interference] could not, as things were, be unlimited, because if it were, it would entail a state in which all men could boundlessly interfere with all other men; and this kind of ‘natural’ freedom would lead to social chaos in which men’s minimum needs would not be satisfied; or else the liberties of the weak would be suppressed by the strong. [...] Consequently, it is assumed by these thinkers that the area of men's free action must be limited by law. But equally it is assumed, especially by such libertarians as Locke and Mill in England, and Constant and Tocqueville in France, that there ought to exist a certain minimum area of personal freedom which must on no account be violated; [...] Without adequate conditions for the use of freedom, what is the value of freedom? Isaiah Berlin, Two Concepts of Liberty (1969). Oxford University Press.

Pour clôre cet article, je voudrais également évoquer la façon dont cette dualité liberté-contrainte entraîne des réflexions interéssantes sur le plan métaphysique1. Certaines spiritualités postulent que l'ensemble des êtres humains, de la vie, de l'univers ne font qu'un. En ce sens, nous serions tous « un dieu », un être transcendant. Si l'on présume l'existence d'une telle divinité en tant que démiurge omnipotent à l'origine du monde et de la vie, on pourrait se demander si lui aussi n'aurait pas à faire face au même problème : ayant une liberté totale, peut-être voudrait-il lui aussi faire l'expérience des contraintes ? Pour cela, il lui faudrait en quelque sorte renoncer à sa toute-puissance, et donc devenir lui aussi un être « imparfait » mais sujet à l'imprévisibilité et à ses limites, ce qui serait donc un choix délibéré.

1. Je précise à tout hasard que je suis agnostique, et que lorsque je discute de métaphysique c'est uniquement par intérêt intellectuel. Je définis d'ailleurs la métaphysique comme étant l'ensemble des sujets sur lesquels il est impossible de se positionner (propositions « indécidables »). Le mieux qu'on puisse faire avec des sujets métaphysiques, c'est donc d'imaginer des hypothèses par analogie avec notre expérience du réel.